Entretien avec Carlos Fuentes, réalisé par les doctorantes Andrea Cabezas Vargas et Estelle Patoyt
Traduction : Anne-Laure Rebreyend
L’interculturalité et la vision de l’autre dans l’œuvre de Carlos Fuentes
Dans votre œuvre, la vision de l’autre est un élément récurrent qui subit différentes métamorphoses, du nationalisme à la xénophobie, de l’acculturation aux processus de multiculturalité et interculturalité. Cette vision de l’autre est-elle une fascination omniprésente dans votre œuvre?
En Amérique Latine, nous passons beaucoup de temps à nous demander qui nous sommes. Le discours de l’identité nous a pris des années et nous a épuisés, jusqu’à parvenir à conclure que oui, nous avions une identité, que je suis mexicain, que García Márquez est colombien, Vargas Llosa péruvien; ce n’est plus un problème.
Le problème est d’avoir une identité, et les formes de la diversité, car la vie démocratique va dépendre des formes de la diversité politique, morale, sexuelle, religieuse…; nous sommes en train de passer d’une identité acquise à une diversité encore à conquérir.
Je ne sais si cela répond à votre question, parce qu’elle place mon œuvre au cœur de tout cela. Mon œuvre tout à la fois affirme une identité – celle du Mexique, d’Amérique Latine – et part en quête de l’autre, de l’altérité, comme on disait autrefois, en faisant de la diversité l’objectif de l’Amérique Latine actuelle.
Du fait que vous avez vécu personnellement dans des contextes de bilinguïsme et de multiculturalité, pourrions-nous affirmer que votre littérature est une littérature « des deux côtés », des deux frontières, des deux mondes ?
J’ai grandi aux Etats-Unis, au Chili et en Argentine, mais j’ai conservé mon identité pour bien des raisons. D’abord du fait de la situation politique, la Révolution mexicaine, durant la présidence de Cárdenas qui a exproprié le pétrole, a mené la réforme agraire, permis la syndicalisation des ouvriers, tout une série d’actes révolutionnaires. Et mon père, qui était conseiller légal de l’ambassade à Washington, me disait lorsque j’étais petit : « C’est cela le Mexique, tu es mexicain, cela t’appartient, cela fait partie de ta vie ». Aussi n’ai-je jamais perdu ni l’identité mexicaine, ni même l’accent, car même si aujourd’hui je devrais parler comme un Chilien ou comme un Argentin, ce n’est pas le cas, je parle comme un Mexicain. Je n’ai donc pas ce problème et je communique très facilement. Je suis venu en Europe pour la première fois à 21 ans, je me suis senti très à l’aise, très content dans les pays européens ; dès lors j’ai mené une vie transcontinentale et en lien avec les Etats-Unis, mais sans jamais perdre l’identité, l’affiliation mexicaine.
Entretenez-vous une relation particulière avec la langue anglaise ? Dans votre œuvre elle est présente de manière explicite sous forme de prières, de mots, mais aussi indirectement par la convocation (épigraphes, citations, personnages) d’auteurs comme Yeats, Ambrose Pierce, Thomas Browne, etc.
J’ai étudié aux Etats-Unis durant mon enfance, et j’ai toujours pensé qu’il fallait perturber la pureté de la langue. J’aurais pu être un écrivain de langue anglaise, mais j’ai songé que les Yankees avaient déjà tout pour eux, les Faulkner, les Hemingway, les Scott Fitzgerald, qu’ils n’avaient pas besoin de moi. En revanche en Amérique Latine nous nous efforcions de créer une tradition littéraire nouvelle avec les gens de ma génération, Cortázar, García Márquez, et le défi était bien plus grand en espagnol, la langue qui avait donné ni plus ni moins que Cervantes et l’inauguration du roman moderne, mais qui depuis s’était endormie. Il n’y a peut-être que deux grands romanciers espagnols au XIXe siècle, Clarín et Pérez Galdós, puis le silence, avant et après le XXe siècle. Alors j’ai senti qu’en Amérique Latine il y avait beaucoup à dire. J’ai eu d’importants mentors littéraires : Carpentier, Borges, Asturias…
Notre génération, celle qu’on a appelée le « boom », a raconté de nouveau l’histoire d’Amérique Latine, en essayant de dire ce qui n’avait pas été dit. Des oeuvres comme Cent ans de solitude ou La Mort d’Artemio Cruz relèvent typiquement de cette entreprise. Beaucoup d’autres romans disent : « cela a eu lieu et n’avait jamais été raconté ». Cela a été notre problème, mais ce n’est pas celui des écrivains actuels qui abordent les problèmes de la réalité d’aujourd’hui, ou de l’imaginaire d’aujourd’hui : amours, divorces, scandales, vols, possessions, dépossessions, enfants, grands-parents, que sais-je encore. Ils traitent de tous les thèmes traditionnels du roman et de la réalité, les abordent comme fiction, comme réalité, mais ils ne font plus face au défi qui était le nôtre, celui de raconter ce qui n’avait jamais été dit. Je crois que ce qui n’avait pas été dit, c’est ma génération qui l’a raconté. Et les écrivains d’Amérique Latine sont bien plus libres aujourd’hui.
Quelles sont les principales ou les véritables frontières qui opposent les cultures du Nord et celles du Sud ?
Je crois qu’il y a une double invasion, dans le cas du Mexique et des Etats-Unis, qui sont voisins. Les Etats-Unis n’ont que deux voisins : le Canada et le Mexique, c’est pourquoi le lien est plus fort avec le Mexique qu’avec l’Argentine ou le Chili. Cinquante millions de personnes parlent espagnol aux Etats-Unis tandis qu’au Mexique on doit trouver cent personnes qui parlent anglais –j’exagère mais il y en a très peu. La présence de la langue espagnole est énorme, dans les coutumes, la cuisine,… Comme la cuisine mexicaine voyage beaucoup et qu’elle est bien supérieure à la cuisine américaine, elle se maintient en vie ! Mais aussi les chansons, les danses, la poésie. Tout cela est déjà entré dans un monde nord-américain qui, en outre, subit l’influence du Japon, des Philippines, de l’Europe constamment, du monde africain.
Enfin, c’est bien un « melting pot » et nous en faisons partie : nous sommes très présents dans la vie nord-américaine, beaucoup de Mexicains ou de Latino-américains restent aux Etats-Unis et deviennent des citoyens de langue anglaise. Nombre d’entre eux restent pour une période avant de rentrer au Mexique, je les connais : ils sont domestiques à Chicago, Los Angeles ou New York, ils veulent rentrer au Mexique et parfois, lorsqu’ils y parviennent, une communauté nouvelle se crée. Ainsi les Etats-Unis influencent-ils l’Amérique Latine et l’Amérique Latine les Etats-Unis.
Naturellement, le pouvoir nord-américain assure que l’influence nord-américaine est grande, mais voyez plutôt : le Mexique est un pays voisin où l’on parle espagnol, où l’on cultive une mémoire aztèque, avec des églises baroques et une sensibilité et une cuisine par bonheur bien différentes de celles des Etats-Unis. Il y a donc une culture, une civilisation qui s’est maintenue en dépit du voisinage. Etre voisin des Etats-Unis n’est pas chose facile, et pourtant le Mexique a conservé une personnalité bien plus latino-américaine que nord-américaine, avec des marques d’influence bien entendu. Mais pour l’essentiel le Mexique est un pays catholique - mêmes les athées y sont catholiques !- et de langue espagnole, ce qui démontre la force de la culture face aux réalités politiques et économiques du moment.
Les symboles dans La frontière de verre et Le vieux gringo
Pourriez-vous éclaircir pour nous le symbolisme culturel et politique des miroirs dans Gringo viejo (Le Vieux gringo) et dans La frontera de cristal (La frontière de verre) ?
Il y a des miroirs dans toute mon œuvre, pas seulement dans El espejo enterrado (Le miroir enterré), dont le titre le signale explicitement.
L’un des grands mystères de l’humanité est de pouvoir se voir dans un miroir. Je crois qu’un animal ne voit pas son reflet, il n’a pas de conscience. Si vous mettez un ours face à un miroir, il croit que c’est un autre ours et peut-être même qu’il l’attaque. Alors que moi je sais que c’est moi, et je crois que c’est très important. Vous savez qu’il n’y a que deux espèces dans le monde qui ont des paupières : les gorilles et nous, pas les serpents ni les buffles…
C’est une particularité de la vision, de pouvoir fermer les yeux et s’imaginer soi-même, sachant qu’on a les yeux fermés, puis de les ouvrir, de croiser un miroir et savoir qu’on est soi-même et non une perversion, ce qui pourrait être le cas.
Dans Le Vieux Gringo, et plus particulièrement dans La Frontière de verre, surgissent nombre de références à la Guerre d’Álamo (1846-48), durant laquelle le Mexique a perdu 55% de son territoire du Nord. Ce fait historique est-il une blessure ouverte pour le peuple mexicain ?
Non, la perte de la moitié du territoire n’est en aucune manière un conflit pour le Mexique. Ce serait un conflit idiot, nous ne disons pas « allons reconquérir Los Angeles ou Austin, Texas », non. Ce n’est pas un conflit, le conflit vient des faits actuels, surtout de la présence de travailleurs mexicains aux Etats-Unis. En premier lieu notre problème est : pourquoi ne les retenons-nous pas au Mexique, pourquoi ne leur offrons-nous pas de travail, quels sont les raisons économiques qui expliquent que nous ne puissions pas retenir les travailleurs et qu’ils aient besoin d’aller aux Etats-Unis ? En second lieu, c’est un problème pour les Etats-Unis, car ces travailleurs ne sont pas des criminels et sont pourtant parfois traités comme tels. C’est donc un conflit qui relève de la politique interne du Mexique et de la relation bilatérale entre le Mexique et les Etats-Unis.
C’est bien loin d’être résolu et le problème s’est fortement globalisé, car le problème du travailleur migrant est un problème mondial.
Nous vivons dans un monde globalisé où circulent les marchandises, les valeurs, mais pas les personnes, ça c’est interdit. Une personne a besoin pour circuler d’un permis spécial, alors que les travailleurs sont nécessaires. Mais, avant tout, ils sont nécessaires à leur pays d’origine : pourquoi faut-il qu’un travailleur quitte l’Afrique pour l’Europe, ou le Mexique ou le Guatemala pour les Etats-Unis ? Il faudrait qu’il puisse trouver du travail dans son propre pays. Il y a là un problème très grave, qui est celui de l’organisation mondiale, et si nous ne le résolvons pas il va nous dévorer.
Le problème actuel est bien celui des cinquante millions de travailleurs de langue espagnole aux Etats-Unis, en majorité des Mexicains et des Portoricains. Quel est leur statut ? Quels sont leurs droits, leurs devoirs ? Comment se comportent-ils dans la société nord-américaine ? C’est cela le problème, ce qui s’est passé il y a plus de cinquante ans n’a d’intérêt que pour la mémoire ou le sentimentalisme.
Dans La Frontière de verre, le narrateur nous parle du désir de José Francisco : « Je voulais donner la parole à toutes les histoires que j’entendais depuis mon enfance, des histoires de famille surtout, qui étaient la richesse du monde frontalier, toutes ces histoires encore vivantes, qui refusaient de mourir, qui allaient, libres comme des fantômes de la Californie au Texas, en attendant que quelqu’un les raconte, les écrive… convaincu que les mots voleraient jusqu’à trouver leur destin, leurs lecteurs, leurs auditeurs, leurs langues… » 1
Cela, c’est la voix du personnage. Il faut tâcher de faire en sorte que le personnage ait une voix propre ; si je parle à travers le personnage, c’est de la mauvaise littérature. Les personnages ont tous leur propre voix. Les écrivains n’écrivent pas pour se donner la parole à eux-mêmes, mais pour prêter une voix équivoque aux personnages. Un bon roman a toujours une fin ouverte. C’est le lecteur, et non l’auteur, qui donne un avenir au roman.
Je crois lire dans votre œuvre une équivalence entre le Mexique et la mort : dans Gringo viejo, le personnage, un habitant des Etats-Unis, fuit au Mexique, en pleine révolution, pour y mourir ; dans votre nouvelle En buena compañía, le personnage finit par appartenir à ses deux tantes, qui vivent enfermées dans une vieille maison, bloquées dans un passé morbide : à la fin du récit, elles célèbrent les funérailles de leur neveu en l’enfermant de force dans un cercueil souterrain ; dans Apolo y las putas, le protagoniste déclare qu’il prend conscience de sa « mexicanité », qu’il devient mexicain au moment de mourir.
Le Mexique a la particularité de ne pas distinguer la vie et la mort. La culture occidentale a créé une dichotomie entre la vie, d’un côté, et la mort de l’autre, soit on est mort soit on est vivant ; au Mexique il n’en va pas ainsi. Au Mexique nous savons que la mort fait partie de la vie, tout simplement, nous le croyons profondément, nous le vivons. Au Mexique il y a le jour des morts avec ses fleurs et ses prières et ses conversations avec les morts, juste parce que c’est comme ça. C’est un fait culturel d’identité, d’identification de la mort comme faisant partie de la vie. J’insiste beaucoup sur cela dans mes livres parce que je crois que c’est une spécificité toute mexicaine, que je ne trouve pas en France ou aux Etats-Unis, où il y a une séparation très nette entre la vie et la mort.
Aux Etats-Unis, il y a peu de temps encore on ne disait même pas « il est mort » mais « he went away [il est parti] ». Des mensonges pour consoler les gens. Non, la mort est bien réelle et fait partie de la vie.
Carlos Fuentes et la littérature
Comment se manifeste la dualité entre la littérature et la lecture dans vos récits?
Il y a plus de lecteurs que d’écrivains, et plus de réel dans la réalité que dans la littérature ; on aura beau écrire, on n’embrassera qu’une petite parcelle de réalité. Elle est bien plus grande que l’imagination, mais l’imagination est peut-être plus forte que la réalité. Je ne peux pas comprendre le monde sans Cervantes, sans Don Quichotte, mais avant 1605 il y avait un monde sans Cervantes et sans Don Quichotte, et des gens vivaient à cette époque dont personne ne se souvient. Alors il y a un pouvoir de mémoire durable dans le fait littéraire qui doit beaucoup influencer notre travail et dépasser nos personnes –c’est l’humilité de dire : l’œuvre est ouverte, et on la communique à un lecteur parce qu’on est écrivain. Je suis aussi lecteur, bien sûr, et j’ai aussi ce sentiment que Tirano Banderas, de Valle-Inclán, ou n’importe quel roman de Balzac me sont ouverts, comme lecteur d’aujourd’hui.
C’est en cela que consiste l’échange : l’écrivain doit laisser le roman ouvert pour les futurs lecteurs, mais l’écrivain en tant que lecteur doit être ouvert à l’œuvre qui précède la sienne.
L’intertextualité littéraire est-elle le moteur de la genèse de plusieurs de vos récits ?
Si vous le dites, c’est qu’il doit en être ainsi ! Je ne suis pas le seul écrivain à le faire. Pourquoi ? Parce qu’il y a une œuvre littéraire héritière d’autre œuvres, elle ajoute quelque chose qui auparavant n’y était pas, et dans dix ou vingt ans quelqu’un parlera de la nôtre. Je reviens d’Aix-en-Provence où j’ai rencontré beaucoup de jeunes écrivains chiliens, colombiens, mexicains, qui sont deux fois plus jeunes que moi et qui font ce que je n’aurais pas pu imaginer il y a quarante ans. Mais ils le font parce que García Márquez, Mario Vargas Llosa, Cortázar, Carpentier, Borges et Asturias et moi avons écrit auparavant, et qu’eux écrivent par assimilation ; ils écrivent de nouveaux livres, des livres insoupçonnés, tout comme moi j’étais insoupçonné pour Miguel Angel Asturias.
Chaque œuvre crée quelque chose de nouveau, de nouvelles perspectives, et signale la dette qu’elle a envers la tradition, mais aussi la dette qu’elle a envers l’avenir, en tant que création.
De vos débuts dans l’écriture à aujourd’hui, le rôle du romancier a-t-il changé ? Quelles sont les difficultés auxquelles se heurte l’écrivain à notre époque ?
Je crois que c’est la vision du romancier, non son rôle, qui a changé.
Je n’aurais pas deviné ce qui est arrivé en Afrique du Nord, mais Barack Obama l’avait annoncé au Caire. Il se passe des choses historiques nouvelles dans le monde, qu’on n’aurait pas même imaginées et qui pourtant arrivent. Soudain l’Egypte a changé, Mohammed Moubarak est parti, le dictateur de Tunisie est parti, Mohammed Khadafi est parti : que s’est-il passé ? Pourquoi est-ce arrivé ? Pourquoi un homme politique peut-il le prévoir, et pas un écrivain, alors que nous sommes censés être les maîtres de l’imagination ?
Ainsi, pour répondre à votre question, on ne peut pas établir de catégories fixes, peu flexibles. Le travail littéraire change en permanence, nous vivons dans un monde chaque jour plus mobile et plus difficile à cause de la concurrence. Il y a trop de moyens de communication dans le monde actuel. Les révolutions d’Afrique du Nord se sont faites à partir de Facebook, de Twitter, de nouveautés qui n’existaient pas il y a seulement dix ans. Des changements aussi gigantesques et soudains posent un problème à l’écrivain : quelle valeur a l’imagination pour continuer d’exister dans un monde de changement perpétuel ? Qu’allons-nous dire ? Qu’allons-nous imaginer ?
Je crois à l’existence d’une imagination proprement littéraire qui transcende les changements de la communication quotidienne, sinon on n’écrirait pas. Je sens qu’il en a toujours été ainsi : l’essor de la presse quotidienne à partir de l’après-révolution française n’a pas empêché Balzac et Flaubert d’écrire, pas plus que le succès du cinéma n’a arrêté John Dos Passos et Faulkner. Actuellement, le développement des moyens de communication ne va pas nous empêcher d’écrire non plus. C’est-à-dire qu’il y a une vision inhérente au fait littéraire qui transcende d’autres moyens de communication de quelque époque que ce soit. Je crois qu’aujourd’hui le danger est plus grand que jamais car les médias sont très accessibles, très rapides et en constante transformation. Steve Jobs, qui a créé tout un monde de transformation fantastique, vient de mourir, mais ce monde n’existait pas quand je suis né, c’est une nouveauté, et lorsque je mourrai il y aura bien des nouveautés que je n’imagine même pas.
Comment préserver la vertu littéraire qui consiste à écrire des livres à partir de l’imagination et de la mémoire va être, ou plutôt a toujours été, notre défi. C’est un défi que de coexister avec toute la nouveauté du monde.
Le mythe littéraire peut-il garder son pouvoir aujourd’hui dans le domaine politique ou social ?
Toutes les idéologies sont des mythes et s’écroulent facilement. Quand on pense à l’idéologie du national-socialisme allemand, « se lo llevó la chingada » comme on dit au Mexique, elle est partie en fumée, franchement elle a disparu. Si les idéologies durent très peu, ce sont la pensée et l’œuvre qui perdurent. Les œuvres d’art durent plus longtemps que les idéologies politiques, sans nul doute ; c’est là une bonne raison de continuer à travailler.
Le roman a-t-il un rôle central face à ce fait social qu’est l’augmentation du trafic de drogue au Mexique et en Amérique Centrale ?
La littérature n’a qu’un rôle : celui d’exercer l’imagination et la mémoire face à n’importe quel fait. J’ai écrit un roman sur le narcotrafic, Adán en Edén, en me disant que je ne voulais pas écrire ce que j’écrirais dans un journal pour dénoncer le narcotrafic, que je devais le tourner autrement, par l’imagination. C’est un roman comique sur un fait tragique, mais c’est ce qui pour moi, en tant qu’écrivain, fait sa nouveauté, sinon j’aurais écrit un article dans le journal La Reforma ou El País, et ça y est j’aurais dit ce que j’avais à dire. Mais ce n’est pas cela, la littérature est bien plus complexe, elle exige davantage, il faut transformer ce que nous voyons tous les jours en quelque chose que nous ne voyons pas tous les jours, qui a un autre sens indépendant de la réalité mais qui finit par en faire partie.
Dans le champ littéraire, vous considérez-vous comme une sorte de moraliste ou d’immoraliste ?
Je me considère comme une sorte d’immoraliste depuis que j’ai lu le livre d’André Gide L’immoraliste. Il se passe quelque chose de curieux dans la littérature : c’est très difficile d’écrire sur des gens bons. Miguel de Cervantes l’a fait avec Don Quichotte, Dickens avec Pickwick, Dostoïevski dans L’Idiot. Mais il est beaucoup plus facile de parler des méchants, c’est ce qui donne de l’imagination et de la force. Ce sont les méchants qui sont intéressants, pas les petits anges. C’est pour cela que le Quichotte est un chef-d’œuvre, parce qu’il parvient à consacrer la bonté du personnage et de la réalité qu’il vit, mais hormis cet exemple c’est très difficile. En fait, les bons écrivains sont tous immoraux !
Quels sont les défis principaux de la littérature latino-américaine du XXIe siècle ?
D’être comprise partout. Certains romans du passé n’étaient compris qu’en Bolivie, en Equateur ou en Colombie. Aujourd’hui il faut être capable de communiquer, d’être compris par un lecteur dit « global », je dirais plutôt « international ».
Si Cent ans de solitude est traduit dans presque cinquante langues, cela signifie que ce n’est pas seulement un roman colombien mais un roman ukrainien, tibétain, que sais-je encore, un roman que l’on comprend partout. Aussi le bon écrivain sait-il tirer grand profit de ses racines locales, comme Faulkner – qui est plus localiste que Faulkner parlant du Sud des Etats-Unis ? et pourtant ses romans sont compris dans n’importe quelle langue ! C’est cela le secret de la bonne littérature.
1 Carlos Fuentes, La Frontera de Cristal, p. 293 –édition ? C’est nous qui traduisons.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire